Le bon sacrifice du café | fr. declan hawk

D’aucuns diraient que Declan était un peu ridicule. Et probablement auraient-ils eu raison, car la ville de New-York était particulièrement grande et comptait un nombre impressionnant de parcs en tout genre. Il y en avait même un à quelques mètres de son appartement, pas immense, mais largement suffisant pour s’y perdre quelques heures. Et malgré tout, l’homme continuait de traverser une bonne moitié de la ville dès qu’il en avait l’occasion, dans le seul et unique but d’aller courir à Central Park comme il avait pris l’habitude de le faire à l’adolescence. Ça n’était plus une habitude du quotidien, bien loin de là, mais toujours une tradition dont il ne pouvait se passer vraiment. C’était le coeur de New-York, ou son poumon peut-être, un endroit hors du monde en plein centre de la ville qui lui permettait de prendre l’air et de s’éloigner sans avoir à disparaître vraiment. Bien sûr, il fallait partager avec le reste des visiteurs des lieux et Dieu savait combien ils pouvaient être nombreux. Mais qu’importe les quelques désagréments, ça lui faisait plaisir et aujourd’hui qu’il ne commençait pas le travail avant le début de l’après-midi, l’occasion était trop belle pour ne pas la saisir.

Aussi l’homme venait-il de passer une bonne heure à courir dans le parc, sans vraiment se presser, au point qu’il n’en avait même pas fait un tour complet lorsqu’il abandonna la piste dédiée aux coureurs pour retrouver un peu la civilisation. Si Central Park était le coeur de la ville, les rues adjacentes avaient tout des artères propulsant un flot continue et envahissant de new-yorkais à chaque seconde de chaque jour. On s’habituait vite à n’être jamais tout à fait seul et Declan, fort de sa haute silhouette et de sa stature pour le moins impressionnante, ne souffrait jamais vraiment de n’être qu’une ombre de plus au milieu des ombres. Et puis, il était un vrai new-yorkais, après tout. Le genre qui avançait en sachant parfaitement où il allait, sans vraiment regarder ailleurs que droit devant lui. Une technique qui faisait ses preuves la plupart du temps, mais qui lui coûta cher ce matin-là quand, à force de ne pas faire assez attention, il percuta de plein fouet une autre personne. Le choc ne dura pas plus d’une seconde et ne fut pas tellement douloureux. Ce qui le fut, en revanche, ce fut la sensation brûlante d’un liquide qui venait de se renverser sur son ventre. Il avait déjà les bras tendus pour rattraper son agresseur malgré tout et oublia miraculeusement qu’il venait de se faire ébouillanter quand il posa les yeux sur Lucy.

“Hey !” Un sourire s’étira sur ses lèvres avant qu’il ne réalise vraiment, mais se figea et mua bientôt en une petite grimace douloureuse quand il vit la cicatrice sur sa joue. Il ne s’était pas soudainement transformé en stalker au cours des dernières semaines depuis leur rencontre, mais peut-être un peu quand même, puisqu’il savait presque tout de ce qui lui avait valu cette blessure. Tout ce qui apparaissait dans les médias, en tout cas. “Ne vous excusez pas,” rejeta-t-il en retrouvant son sourire. “Je ne regardais pas vraiment où j’allais non plus…” Il baissa les yeux pour observer l’étendu des dégâts et en plus d’être tous les deux couverts par le contenu du gobelet, ce dernier était désormais renversé au sol entre eux. “Navré pour votre… café ?” Difficile de définir de quoi il s’agissait maintenant, il sentait seulement l’odeur sucrée partout autour d’eux. “Est-ce que je peux vous en offrir un autre pour me faire pardonner ?” demanda-t-il en relevant les yeux sur elle. Ils ne s’étaient pas vraiment parlé depuis qu’il était venu changer ses fenêtres, bien qu’il lui ait laissé son numéro en partant. Peut-être était-ce un signe de désintérêt de la part de la jeune femme, mais ça ne coûtait rien de demander quand même, pas vrai ?

Le regard que Declan avait posé sur la blessure de la jeune femme n’avait pas échappé à cette dernière et sans qu’il n’ait besoin de demander, elle se sentit obligée de s’expliquer à ce sujet, arrachant un autre sourire hésitant à l’homme. “Oui, j’ai entendu parler de ça.” lâcha-t-il sans trop réfléchir, avant de réaliser ce qu’il venait de dire, d’admettre, et de se tendre légèrement. “Enfin, je suis tombé sur un article par hasard sur Internet.” se rattrapa-t-il, probablement un peu tard. Mais il n’y avait rien de mal à avoir lu ce genre de presse à scandale juste parce qu’il connaissait vaguement l’une des personnes impliquées, pas vrai ? La technologie et les ragots n’étaient certainement pas ses forts, mais il était comme tout le monde malgré tout et donc parfois curieux. Ça ne semblait pas être particulièrement étrange pour Lucy, en tout cas, contrairement à Declan qui s’étonnait encore de prêter attention à ce genre de choses. Il n’insista pas, en tout cas, pas pour le moment. Elle ne lui donnait pas l’impression d’être très à l’aise et il n’avait aucune envie de la forcer à parler de cette histoire.

Mais sans vouloir la forcer à parler, l’occasion lui semblait tout de même plutôt idéale. Il n’était pas totalement dans le déni au point d’ignorer qu’elle lui plaisait. Et ils étaient là, maintenant, avec le prétexte idéal pour ne pas se séparer tout de suite. Raison pour laquelle il lui proposa de lui offrir un autre café - ou plutôt un chocolat. Il souriait, il était même plutôt détendu et sûr de lui. Jusqu’au drame, quand elle refusa poliment, au prétexte des prix exorbitants proposés par la boutique où elle avait acheté la boisson désormais déversée sur eux et sur le sol. “Oh.” Il fut pris de court par cette réponse, réalisant tout à coup qu’il s’attendait vraiment à ce qu’elle accepte, à ce qu’il l’intéresse aussi. Pas vraiment par excès d’orgueil, mais juste… Il n’était plus très sûr de ce qu’il s’imaginait jusque là, tout à coup. Il avait eu l’impression que l’intérêt était réciproque, mais finalement… Elle ne l’avait pas rappelé, après tout. Et elle refusait son invitation maintenant. Il ne fallait pas être un génie pour faire les maths.

“Désolé, j’ai cru que…” Il se passa une main dans les cheveux, geste parfaitement inutile qui ne fit que mettre un peu plus de désordre où il y en avait déjà assez et regarda autour d’eux sans trop savoir quoi faire. Il était déçu, évidemment, mais maintenant qu’il y pensait sérieusement, ça lui semblait plutôt logique que ça se termine comme ça. Ils ne semblaient pas avoir grand chose en commun, tous les deux. “Enfin, vous n’avez pas à vous justifier,” essaya-t-il de la rassurer, “J’aurais aimé vous connaître, mais vous avez le droit de dire non, j’ai mal interprété la situation, c’est ma faute.” Il avait l’impression d’en dire encore trop, d’être à la limite de la culpabiliser, en fait. Un soupir lui échappa. Il ne savait plus trop comment s’enfuir sans la mettre encore plus mal à l’aise. “Désolé, vraiment. Je n’ai pas pour habitude d’insister.” s’excusa-t-il une fois encore. Il désigna un point au hasard derrière elle, essayant de rester digne et de ne pas trop amplifier le malaise. “Je vous laisse tranquille, alors.”

Ce n’était vraiment rien de grave. Ça ne faisait jamais vraiment plaisir d’être rejeté, mais au moins Lucy avait-elle la politesse de le faire en douceur. Et puis, ça n’était pas non plus la première fois que Declan se retrouvait opposé à un refus. Il était bien assez grand pour vivre avec et tourner la page en moins de quelques secondes. Simplement, un malaise venait de s’installer, autant en lui que dans l’atmosphère les réunissant tous les deux et ce refus le prenait tellement par surprise qu’il ne savait plus trop comment prendre congés gentiment et rapidement. Sa tentative n’avait rien de très classe et assurée. Mais c’était le mieux à faire, la réaction de la jeune femme qui se tenait là devant lui à regarder le sol, le rendait beaucoup trop nerveux pour qu’il réponde autrement. Il ne comprenait même pas trop comment il pouvait s’être laissé prendre à croire qu’il lui plaisait aussi. Elle était simplement très gentille et il passait pour un emmerdeur… Alors, après avoir essayé de prendre congés aussi normalement que possible, il fit un pas de côté pour contourner la jeune femme, dans l’espoir de disparaître au plus vite. Il eut à peine le temps de s’éloigner d’un pas ou deux avant de sentir la prise ferme d’une main sur son bras, très vite suivie de la voix de plus en plus familière de Lucy.

Declan se stoppa net et posa les yeux sur elle, ses sourcils froncés. S’il n’était déjà pas bien sûr de ce qui se passait entre eux jusqu’à maintenant, là il se retrouva complètement perdu. Même si, dans le fond, ça ne l’étonnait pas tellement de ne rien comprendre aux femmes et à celle-ci encore moins. Elle ne l’aidait pas tellement, même en s’expliquant, mais il suffit de quelques mots pour que Declan cesse de froncer les sourcils et se prenne plutôt à sourire. Elle était tellement différente des femmes auxquelles il s’était intéressé jusque là. Beaucoup plus douce et beaucoup moins assurée. Beaucoup plus jeune aussi, ce qui devait sans nul doute jouer. Il lui offrit un sourire plus franc et se tourna pour lui faire réellement face. “Tu peux prendre un chocolat ou un thé, si tu préfères.” répondit-il seulement à tout le petit discours qu’elle venait de lui faire pour justifier son manque d’assurance. Le tutoiement lui faisait drôle, mais il se sentait un peu moins nerveux comme ça.

Il ouvrit un bras pour lui désigner le trottoir autour d’eux et, d’un signe de tête, souffla : “Allons-y !” avant de se mettre en marche. Rejoindre le petit café dont elle venait de sortir ne pris pas beaucoup de temps, mais dès qu’ils entrèrent dans la boutique, Declan comprit un peu mieux pourquoi Lucy s’était montrée si frileuse à le laisser lui offrir une boisson chez eux. Les prix se révélaient effectivement un peu excessif, mais l’homme se contenta de s’approcher du comptoir sans perdre de son sourire. Il avait insisté après tout et puis, c’était juste un café… Il commanda un café noir pour lui et laissa la jeune femme prendre ce qu’elle voulait avant de payer et de l’inviter à s’installer à une petite table dans un coin de la salle. “Alors…” souffla-t-il quand ils furent assis face à face. Il n’avait pas fait ça depuis si longtemps qu’il se sentait un peu ridicule et persuadé qu’il ne savait plus du tout comment s’y prendre. “Est-ce que tu veux prendre une photo avant qu’on puisse goûter ?” demanda-t-il finalement. Probablement pas la meilleure approche, honnêtement. Mais maintenant qu’ils étaient là tous les deux, c’était comme si toutes les différences lui revenaient en pleine face. “Comment ça se fait qu’ils ne t’offrent pas la consommation, d’ailleurs ? Tu vas leur faire de la pub et depuis cette histoire avec cette fille, t’es devenue une vraie star sur le web. J’ai peut-être un peu sous-estimé le nombre d’articles que j’ai vu défiler à ce sujet…” Bon, peut-être que de commencer en mettant directement les pieds dans le plat et en parlant de cette bagarre n’était pas l’idée du siècle, mais au moins il s’intéressait à ce qu’elle faisait, c’était un bon signe non ?

D'un point de vue purement rationnel, il n'y avait aucune explication logique à ce que le visage de Declan s'éclaire soudainement d'un grand sourire alors que la jeune femme l'autorisait à boire son café sans prendre de photo avant. Il ne savait pas tellement ce qu'il appréciait chez cette fille, mais il y avait bien quelque chose, c'était indéniable. Il fallait que ce soit sérieux pour qu'il s'intéresse au monde obscur d'internet et des réseaux sociaux. Mais probablement qu'il aurait tout le temps de mieux comprendre, maintenant. Malgré le feu vert de Lucy, il ne toucha pas à sa tasse et continua de dire à peu près toutes les choses idiotes qui lui passaient par la tête. Il voulait seulement lui parler et, peut-être que certains sujets n'étaient pas les bons à aborder dans un moment pareil, mais sa curiosité l'emportait sur le bon sens en ce moment. Elle n'était pas très à l'aise quand elle lui répondit et se garda bien de lui donner tous les détails de ce qui l'avait opposé à cette jeune femme. Ce qui ne faisait qu'attiser un peu plus sa curiosité, mais il parvint tant bien que mal à se retenir d'être plus indiscret pour le moment. D'autant plus que la question qu'elle lui renvoya manqua de le sonner un peu. Il sourit de nouveau et baissa brièvement les yeux pour cacher son air coupable.

"J'ai peut-être fait quelques recherches au début." admit-il en retrouvant son regard, une fois la gêne initiale envolée. "Pas sur cette histoire, je n'étais même pas au courant. Mais ensuite, je n'avais même plus besoin de chercher pour avoir droit aux dernières nouvelles. Je crois que le fonctionnement des réseaux sociaux m'échappera toujours..." Il ne devait pas être le client le plus productif du terrible Facebook et de sa sale habitude à surveiller ses utilisateurs, mais dès qu'il avait le malheur de faire quelque chose sur internet, les publicités et autres liens sponsorisés ne le lâchaient plus. "C'est à la fois fascinant et effrayant, quand on se rend compte à quel point le moindre de nos faits et gestes en ligne est surveillé de près..." Il haussa les épaules, pas plus touché que cela par cette vérité pourtant affligeante. Mais il n'existait pas suffisamment en ligne pour être réellement impacté, pas vrai ? Même si, pour le coup, il avait l'impression de passer un peu pour un stalker, même si c'était en grande partie contre son gré. "Désolé, c'est peut-être un peu déplacé. J'étais curieux, de voir à quoi ressemble la vie d'une influenceuse. C'est complètement nouveau pour le pauvre homme déconnecté que je suis." souffla-t-il poliment. "Mais j'ai cru comprendre que n'importe quel type de publicité, même quand elle est mauvaise, peut avoir un effet positif." Il haussa un sourcil, comme pour lui demander confirmation qu'il avait au moins compris quelques petites choses à ce monde totalement extraterrestre pour lui. "Est-ce que je peux te demander ce qui s'est vraiment passé avec cette fille ? Je te promets que je ne vendrais pas l'histoire au plus offrant !" plaisanta-t-il, décidément incapable de retenir sa curiosité très longtemps.