Two different worlds || ft. Garrett (flashback)

En faisant un tour sur lui-même, Declan observa le hall tout neuf où pesant une odeur encore persistante de plâtre frais et de peinture tout juste posée. Le mobilier serait probablement installé dans les jours à venir, mais pour le moment, la pièce immense était entièrement vide et un peu impressionnante, même pour lui qui se laissait rarement toucher par l’extravagance. Il secoua la tête en pinçant les lèvres et s’agenouilla au sol pour réunir tous ses outils dans leur boîte. Autour de lui, certains de ses collègues encore sur place faisaient de même, tandis que le client semblait tourner dans la pièce et s’adressant à chacun d’entre eux l’un après l’autre. Du coin de l’oeil, Declan suivait sa progression en tâchant de conserver un air neutre. C’était plus difficile qu’il ne l’aurait cru, ses lèvres réduites à une fine ligne crispée avait vite fait de lui donner l’air coincé et désapprobateur qu’il ne voulait surtout pas afficher. Pas alors qu’il avait réussi tout le long du chantier à se tenir bien, le plus éloigné possible de cet homme, à se contenter de faire son travail sans que ses sentiments personnels ne débordent. Il était plutôt fier de lui à ce sujet, à vrai dire. Son professionnalisme avait été irréprochable et ça n’était pourtant pas gagné. Non pas qu’il connaisse le client personnellement, mais… Pour de diverses et nombreuses raisons, cet homme incarnait l’antagoniste parfait dans la vie de Declan.

C’était un puissant homme d’affaire baignant dans le luxe et l’argent, à la tête d’un empire hôtelier incroyable. Rien que cela suffisait à faire se tenir l’ouvrier du bâtiment à distance. Après avoir renoncé à occuper la place d’un concurrent, Declan fuyait le monde des affaires comme la peste. Mais en tant que simple employé, il ne pouvait pas non plus renoncer à sa paye parce que son patron acceptait des contrats intéressants avec des personnes qu’il ne respectait pas. Et au-delà de ça, Declan entretenait une petite rancoeur personnelle envers ce type. Rien qui ne le touche réellement, il n’était pas vraiment proche de Bree Janssen. Mais par principe, il choisissait le camp de la jeune femme parce qu’elle était la soeur de son meilleur ami. Et le type qui se pavanait actuellement au milieu des ouvriers aurait mérité une bonne correction pour ce qu’il avait fait subir à l’aînée de la fratrie Janssen. Declan s’était porté volontaire, mais on avait fini par décider que le mieux à faire restait de tourner la page.

Lorsque l’homme approcha de lui, il se demanda brièvement si tourner la page comptait réellement. Il inspira profondément comme pour emmagasiner le plus de courage et de calme possible et se redressa dans un mouvement fluide pour faire face à l’homme. Sa grande taille le faisait souvent se dresser bien haut au-dessus des autres, mais dans ce cas précis, ce fut d’autant plus satisfaisant. Malgré tout, Declan fit de son mieux pour conserver un air impassible alors qu’il saluait l’homme d’un simple hochement de tête. Il aurait probablement dû dire quelque chose, mais s’il était d’accord pour ne pas en venir aux mains, il ne voyait pas pourquoi il devrait rendre les choses plus faciles pour autant et se contenta donc de rester planté devant le client en attendant que monsieur ne se décide à lui répéter le petit discours qu’il venait probablement d’offrir aux autres ouvriers.

Sans qu’il ne sache trop se l’expliquer, le sourire du client mit Declan immédiatement mal à l’aise et avant qu’il ne s’en rende compte, il se mordait la lèvre et se tendait légèrement. Les choses auraient été certainement plus simples si le type s’était montré désagréable ou hautain, de manière à justifier l’antipathie que l’ouvrier ressentait à son égard. Il avait ses raisons pour ne pas l’apprécier et elles lui semblaient parfaitement justifiées, mais qu’il soit plutôt gentil et poli ne collait pas tellement à l’image que Declan voulait avoir de lui. Ça aurait tellement, tellement mieux qu’il soit désagréable, vaguement impoli ou agaçant. Mais non. Au lieu de ça, l’homme venait vers lui et le remerciait presque chaleureusement pour son travail. Travail que Declan avait été payé à faire, au demeurant, et pour lequel il considérait donc ne mériter aucun remerciement. D’autant plus que sans ce salaire et si la décision lui était revenue d’une quelconque façon, il aurait refusé de travailler sur les deux chantiers de ce client. Il se sentait un peu trop mal à l’aise, tout à coup, et poussa jusqu’à se demander un instant si l’homme n’agissait pas ainsi simplement comme s’il jouait un rôle. Être un crétin ne devait pas être très bon pour les affaires, pas vrai ? Mais qu’il agisse avec professionnalisme en ce moment ne signifiait en rien qu’il ne soit pas un homme parfaitement imbuvable le reste du temps. Le raisonnement se tenait et surtout, il aidait Declan à se sentir un peu plus légitime. “Vous n’avez pas à me remercier,” répondit-il après quelques secondes, conservant un ton plutôt neutre quoiqu’assez froid. Il donnait suffisamment l’impression d’un homme taciturne et légèrement grognon de nature pour que ce ne ressemble pas à une attaque personnelle. “J’ai juste fait mon travail.” Sans réaliser vraiment, il leva l’une de ses immenses mains pour la passer dans ses cheveux, geste nerveux largement amplifié par la façon dont il fronçait sans arrêt les sourcils et jetait de rapides coups d’oeil autour d’eux. Peut-être que l’un des autres ouvriers finirait par s’approcher et le tirer de là en attirant toute l’attention sur lui. On avait bien le droit de rêver, après tout. “Autre chose que j’peux faire pour vous ?” demanda-t-il finalement. Carpenter agissait avec un professionnalisme tout à son honneur et que cela lui plaise ou non, Declan n’avait d’autre choix que de faire de même. Ce ne serait que l’affaire de quelques minutes de plus, après tout. Encore quelques minutes et il n’aurait plus aucune raison d’être poli.  

Une légère surprise figea Declan quand il sut enfin ce que lui voulait l’homme planté devant lui et il fronça les sourcils avant de pouvoir s’en empêcher. Le propriétaire des lieux n’affichait rien de plus qu’un air poli, professionnel et peut-être même sympathique, rien qui ne laisse à penser qu’accepter l’invitation de le suivre pour aller boire un verre ne représente un quelconque piège. Declan aurait pu refuser et une part de lui - celle qui rêvait à tout prix trouver des défauts à cet homme pour justifier la rancoeur qu’il lui portait - hésita même à le faire réellement. Trouver une excuse idiote pour dire que non, il n’irait nul part, surtout pas pour boire un verre avec ce type. Seulement, chantier fini ou non, tant qu’il n’était pas sorti de là, Declan restait un employé et ne pouvait se permettre de faire quoi que ce soit qui mette à mal la réputation de l’entreprise qu’il représentait. Il ne voyait pas de quoi Carpenter voudrait l’entretenir de toute façon, sans doute un autre chantier qu’il rêvait de mettre en projet et pour lequel il pensait engager la même équipe ? Declan ne voyait que ça de cohérent et ça rentrait donc dans le cadre de ses fonctions. “Euh, ok, si vous voulez. Merci.” accepta-t-il donc très sobrement, en levant une main pour désigner l’espace autour d’eux et ainsi inviter l’homme à mener la voie vers Dieu savait où, où il pourrait boire ce verre. Il comptait suivre sagement et en silence jusqu’à avoir un verre dans les mains, mais la curiosité l’emporta après quelques pas seulement et bien avant qu’ils ne soient arrivés à destination. “Est-ce qu’il y a quelque chose en particulier dont vous voulez me parler ?” demanda-t-il d’un ton neutre, tout un juste un peu suspect. Pourquoi lui offrir un verre, sinon et ne pas faire de même pour les autres employés encore occupés à ranger leurs affaires avant de partir ? “S’il s’agit d’un autre chantier, vous devriez voir directement avec mon patron, je ne peux pas accepter sans son accord.” ajouta-t-il rapidement. Il ne voyait aucune autre bonne raison et ça n’était vraiment pas de son ressort, autant qu’il le dise maintenant et leur épargne de perdre du temps à tous les deux.

Malgré la confirmation de Declan qu’il n’était pas habilité à décider des futurs chantiers de l’entreprise tout seul, Garrett ne lui sembla aucunement déçu ni même décidé à abandonner ce projet de partager un verre et de discuter. Détail qui étonna d’autant plus l’employé du bâtiment, qui continuait de ne pas comprendre du tout ce qu’on pouvait lui vouloir. Mais maintenant qu’il traversait les couloirs de l’hôtel, autant aller jusqu’au bout, pas vrai ? Aussi conserva-t-il son silence et laissa-t-il la curiosité le guider derrière Carpenter jusqu’à ce qu’ils n’arrivent à un bureau qui devait être celui du patron, vu qu’il les enferma là et entreprit de servir le verre promis. Un whisky et même sans connaître vraiment Garrett Carpenter, Declan devinait d’avance qu’il serait sans doute de très grande qualité et excellent. Ce détail l’agaça un peu, mais n’étant qu’une autre manifestation de sa mauvaise foi injustifiée, il se contenta d’accepter le verre en conservant son air bourru naturel. “Merci.” souffla-t-il en levant le verre vers l’homme d’affaire comme pour trinquer vaguement. Il s’offrit une gorgée de l’alcool aussi bon qu’il l’avait imaginé et regretta presque aussitôt ce geste quand l’homme lui expliqua enfin ce qu’il voulait de lui. Declan s’engagea dans une petite lutte interne pour avaler sa gorgée sans s'étouffer avec ni montrer un signe de faiblesse et attendit patiemment que ça passe avant de regarder l’homme. “Dans la sécurité ?” répéta-t-il davantage pour lui que pour obtenir la moindre confirmation. Il commençait à comprendre doucement où tout cela allait les mener et c’était plutôt inattendu. “Non, jamais. J’aime mon métier, je n’ai jamais ressenti le besoin d’essayer autre chose.” Il tâchait de rester poli, mais la détermination s’entendait dans sa voix. Ne travailler qu’une seule fois pour Garrett Carpenter avait déjà été suffisamment pesant pour lui, il ne comptait certainement pas renouveler l’expérience de son plein gré. Et puis, lui, dans la sécurité ? Il n’arrivait vraiment pas à se l’imaginer, même s’il devait effectivement avoir le physique de l’emploi. “Je doute être fait pour ça, de toute façon. Pourquoi cette question ?” Il y avait de grandes chances pour que Declan ait d’ores et déjà compris tout seul, mais il préférait faire l’idiot aussi longtemps que possible, des fois qu’il se soit réellement trompé.

hors jeu:

Autour du verre rempli d’alcool, les doigts de Declan se crispaient de plus en plus fort à mesure que l’homme d’affaire parlait, racontait sa petite histoire dont le but évident était de convaincre son interlocuteur de s’ouvrir à la possibilité. Ça ne fonctionnerait jamais et ça n’aurait pas dû être très difficile de le faire comprendre. Il suffisait de dire non, d’être ferme et déterminé. Garrett n’était pas un homme idiot. Peut-être qu’il insisterait un moment, mais il finirait par comprendre. Et pourtant, Declan restait planté là et ne disait rien, n’essayait même pas de l’interrompre. Toute son énergie était utilisée dans le seul but de rester calme et indifférent. Et ça aurait pu fonctionner à merveille, si seulement l’autre n’avait pas demandé à l’employé du bâtiment s’il avait entendu parler de l’incendie à Sidebay. Un sourire peu sympathique s’installa brièvement sur les lèvres de Declan. “En effet, j’en ai entendu parler.” lâcha-t-il un peu froidement. “Mais pas seulement grâce aux médias,” ajouta-t-il tout à coup, “je suis très proche de Clive Janssen, ça vous dit quelque chose ?” Il n’avait pas prévu d’être honnête sur ce point, mais les sourires et la nonchalance de Garrett commençaient à lui taper sur les nerfs et les mots lui avaient échappé sans qu’il ne puisse rien y faire, bien qu’il continue de parler très calmement. “On a grandi ensemble, alors j’ai bien connu sa famille et particulièrement sa soeur, Bree.” Au moins l’homme comprendrait-il enfin pourquoi Declan ne pourrait jamais accepter de travailler pour lui. Ou du moins, ce dernier l’espérait-il sincèrement. Cette histoire ne le regardait pas et il n’avait aucune envie de venir créer des problèmes alors il priait pour que, malgré ce petit incident, Garrett n’insiste pas. Mais au moins, l’information était là entre eux et si Garrett avait un tant soit peu de classe, il comprendrait qu’il valait mieux laisser Declan tranquille et ne pas lui renouveler cette offre d’emploi. Peut-être même aurait-il la politesse de se sentir brièvement coupable. “Vous comprendrez que je ne suis pas intéressé par l’argent ou les avantages sociaux. Ce qui me préoccupe, c’est ma famille et les Janssen ont fait beaucoup pour moi, ils m’ont accueilli comme l’un des leurs sans se poser de question, je leur dois énormément. Et ma loyauté n’est malheureusement pas à vendre.” conclut-il avec un peu plus de fermeté.

Ça n'était pas très juste de sa part, mais Declan ressentit une certaine satisfaction à voir le patron de l'hôtel perdre un peu de sa splendeur en comprenant enfin les liens nébuleux qui les unissaient l'un à l'autre. Il ne connaissait qu'une seule version de l'histoire, en effet, comme ne manqua pas de le souligner Garrett, mais il se fichait d'entendre toute l'affaire ou les excuses de l'homme assis face à lui. La finalité ne changerait pas, quoi que Carpenter trouve à dire et ça n'avait pas grand chose à avoir avec l'identité du méchant dans cette affaire. "Je suis sûr que vous avez de très bonnes raisons d'avoir agis comme vous l'avez fait," concéda-t-il malgré tout, en grande partie parce que Garrett restait poli avec lui et qu'il s'agisse d'un jeu ou de la réalité, Declan ne le saurait sans doute jamais vraiment, "et je ne veux pas me mêler de vos histoires avec Bree, ça ne me regarde pas. Simplement, elle a beaucoup souffert et je doute qu'un seul membre de la famille apprécie de me voir travailler pour vous. Je ne veux pas blesser des gens que j'aime pour un salaire plus élevé." Et quel mal y avait-il à cela, après tout ? La loyauté n'aurait jamais dû être considérée comme un crime et malgré sa brève réalisation, Garrett ne semblait pas spécialement agacé qu'on lui dise non. La preuve, il laissait l'offre sur la table pour le futur, bien que l'employé du bâtiment n'ait aucune intention de changer d'opinion à ce sujet. "Il n'est pas question de rancœur, simplement de loyauté et de respect. Mais qui sait, si un jour vous prenez votre courage à deux mains et clarifiez cette situation avec Bree, peut-être que mon opinion changera." Il ne croyait pas tellement qu'une telle chose se produirait, honnêtement, mais il exposait simplement ses conditions. Il ne changerait d'avis que lorsque ses proches changeraient d'avis. Finalement, il avala ce qu'il restait d'alcool dans son verre d'une seule traite et le posa sur le bureau de l'homme pour lui tendre la main. "Merci pour le verre et pour l'offre." lâcha-t-il poliment. "Et bon courage avec votre nouvel hôtel." Il n'avait rien à ajouter, aussi il se contenta de serrer la main de l'homme avant de prendre congés.