Declan Hawk

Toutes les familles ont leurs secrets, leurs cadavres dans les placards, les sujets qu’on évite aux repas de Noël et les questions qu’on ne pose pas quand on est encore un enfant. Chez les Hawk, ce secret était caché à la vue de tous, sur les photos de famille et dans les cartes de voeux envoyés aux proches. Il s’appelait Declan et prenait la forme d’un enfant de quatre ans, apparu soudainement dans l’arbre généalogique sans crier gare, devenant tout à coup l’aîné d’une fratrie qui finirait par compter deux enfants. Les couples de la haute société new-yorkaise comptaient pourtant rarement plus d’un enfant dans leurs rangs. Et quoique les Hawk ne soient pas parmi les plus fortunés, ils n’en étaient pas moins des gens importants dans le célèbre Upper East Side, ses soirées mondaines et ses fortunes consternantes pour le commun des mortels. À la tête d’un empire hôtelier ayant depuis longtemps fait ses preuves, il ne manquait rien au couple, si ce n’est concevoir un fils pour hériter un jour du nom, de la fortune et des responsabilités. Malheureusement, Sara était stérile et cela ébranla le couple aussi sûrement qu’un ouragan ébranle les villages côtiers. Le divorce était impensable, admettre des failles dans le tableau du couple parfait, et puis quoi encore ? Quelques années, Sara et Joe prétendirent donc mener une existence sans problème. Jusqu’à ce que la femme de ménage ne tombe enceinte au printemps 1979 et que pour la première fois, le couple soit confronté à un nouvel espoir. Cet enfant n’était pas le leur, mais il passait tant de temps chez eux que Sara se prit d’affection pour lui aussi sûrement que si elle l’avait mis au monde elle-même. Quand Maria, la mère biologique, succomba dans un accident de voiture, la jeune femme refusa de se séparer de l’orphelin. Joe n’avait aucune chance et ne se sentait pas le courage de retirer à sa femme la seule chose qui parvienne encore à la rendre heureuse. Ils adoptèrent Declan en un claquement de doigts, moyennant quelques pots-de-vins, mais un sourire de Sara valait bien tout l’or du monde.

Quatre ans plus tard, la petite Elise vint tenir compagnie à son frère adoptif, miracle d’un couple condamné à ne pouvoir procréer d’après la médecine moderne. Ils acceptèrent ce cadeau avec joie et les quatre Hawk menèrent une vie heureuse pour de longues années. On fit comme si Declan n’avait jamais eu d’autres parents, qu’importe qu’il ne ressemble en rien au reste de sa famille, qu’importe les murmures des autres et les questions du garçon quand il commença à se rendre compte de la supercherie. Il continua d’être le grand amour de Sara et quand elle accepta enfin de lui dire toute la vérité, alors qu’il n’avait que douze ans, il l’aima encore plus fort parce qu’elle l’avait choisi lui et pas un autre, parce qu’elle aurait pu l’abandonner à son sort, mais qu’elle avait choisi de l’élever à la place. La même année, Joe mourut à son tour, dans les circonstances improbables d’une prise d’otages. Ce drame laissa un vide chez les Hawk que Declan eut absolument besoin de combler, ce à quoi il s’employa de toutes ses forces. Tandis que Sara luttait pour s’affirmer à la tête de l’affaire familiale et qu’Elise apprenait à évoluer dans l’univers parfois cruel de l’Upper East Side, lui faisait tout pour soutenir les deux femmes qu’il aimait, quitte parfois à s’oublier au passage.

Cette vie fut difficile à supporter, si bien que lorsque le jeune homme obtint son diplôme du secondaire, il commença à s’interroger sur ce qu’il deviendrait. Sa route semblait déjà toute tracée, mais un manque inexplicable dans son existence refusait de se combler. Il pouvait être un Hawk aux yeux de la loi et ressentir le plus pur amour et le plus profond respect pour sa mère, il souffrait indéniablement du besoin d’exister autrement, d’être quelqu’un d’autre, mais surtout de découvrir qui. Encouragé par sa mère, soutenu par leurs moyens, il quitta le domicile familial quelques semaines après sa remise de diplôme, découvrant pour quelques années à quoi ressemblait le monde hors des quartiers huppés de Manhattan, comme se le devait n’importe quel prince avant d’accepter le poids de la couronne. Cela bouleversa complètement sa vision du monde. Il réalisa vite dans quelle bulle il vivait depuis toujours et se rappela douloureusement que sans l’amour sans bornes de Sara, il aurait pu être de ces hommes et ces femmes sans rien au monde que leur propre détermination pour avancer.

Quand il revint à New-York en 2001, il n’avait plus grand chose à voir avec le petit prince élevé par Sara. Il l’aimait toujours aussi fort, mais ne se sentait simplement plus à sa place dans leur château. Ravie de retrouver son fils, elle cacha sa déception à le voir refuser son héritage et le laissa s’envoler seul de son côté de la ville qui ne dort jamais. Il trouva un travail dans une petite entreprise de bâtiment qui accepta de lui laisser une chance, se trouva un appartement tout juste assez correct pour l’accueillir et apprit à devenir l’homme qu’il devait être, tout simplement. Il eut parfois du mal à accorder ses deux univers de façon acceptable, mais le temps l’aida dans cette tâche.